mercredi 14 octobre 2009
Les craintes de l'OMS
Depuis avril, l'Organisation mondiale de la santé tient la « comptabilité » des cas de grippe A (H1N1). Le dernier bilan fait état de plus de 4 500 décès. Réunis à Bruxelles pour faire le point sur la pandémie en Europe, les ministres de la Santé s'interrogent sur cette folle traque, qui a démarré au bord du Lac Léman, à Genève. L'Organisation mondiale de la santé (OMS) persiste et signe. En dépit des interrogations qui pointent sur la nécessité d'avoir déclenché un tel branle-bas de combat pour la grippe A (H1N1), dont les effets s'avèrent jusqu'à présent plutôt modestes, l'organisation met en garde contre une possible « irruption explosive » dans les pays pauvres et continue à surveiller la progression de la pandémie au plus près. Enrayer les épidémies et éviter qu'elles ne se transforment en pandémie est aujourd'hui devenu le défi majeur de l'agence spécialisée de l'ONU sur la santé.
A Genève, dans les couloirs du siège, les employés s'interrogent sur les dernières nouvelles du SHOC, le centre stratégique d'opération sanitaire. Mis en service en 2003, le SHOC désigne la salle de conférences pourvue des technologies de communication les plus récentes, qui permet aux experts de l'OMS d'entrer en contact avec les services de santé du monde entier. Une salle de télésurveillance, dotée de multiples écrans, dans laquelle trois é quipes de l'OMS se sont succédé sans relâche, 24 heures sur 24, depuis le démarrage de la pandémie. Afin de surveiller quasiment en temps réel l'avancée géographique du virus H1N1. Situé dans un bureau en mezzanine, le directeur général de l'OMS, le docteur Margaret Chan, suit régulièrement les débats, tout en communiquant avec les employés des 148 bureaux nationaux de l'Organisation. Pour cette Chinoise, qui n'a pas hésité à faire abattre toute la volaille de Hong Kong afin d'enrayer la première apparition de la grippe aviaire, lorsqu'elle était directeur de la santé à Hong Kong en 1997, mieux vaut trop en faire que l'inverse. Pour preuve, grâce à son action vigoureuse, la grippe aviaire avait disparu, avant de réapparaître en 2003.
Depuis sa création, en 1948, l'OMS a un mandat simple : « Amener les humains au niveau de santé le plus élevé possible ». Historiquement, elle y répond en s'adressant essentiellement aux pays pauvres, avec ses campagnes de vaccination contre la fièvre jaune, la tuberculose, l'onchocercose, la poliomyélite, etc. Jusqu'aux années 1990, quand l'agence constate une recrudescence d'épidémies. « Des épidémies inattendues sont apparues (Ebola, méningites, fièvre de la vallée du Rift…) marquant une nouvelle ère d'instabilité, ce qui nous a poussés à nous réorganiser pour faire face aux maladies transmissibles », explique Gregory Hartl, spécialiste des maladies contagieuses. En 2003, l'apparition du SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère) dans des Etats dotés des meilleurs systèmes de médecine du monde - Hong Kong, Singapour, Canada - confirme le scénario imaginé par l'OMS : la propagation possible d'une maladie dans le monde en vingt-quatre heures. Six mois plus tard, la résurgence de la grippe aviaire confirme les craintes du directeur général. « L'accroissement démogra phique, l'urbanisation rapide, l'agriculture intensive, la dégradation de l'environnement et l'utilisation malencontreuse des anti-infectieux ont bouleversé l'équilibre du monde microbien. Chaque année, une nouvelle maladie fait son apparition, ce qui ne s'était jamais vu dans l'histoire. Avec plus de 2 milliards de passagers aériens par an, les possibilités de dissémination internationale rapide des agents infectieux et de leurs vecteurs sont beaucoup plus importantes que par le passé », prédit-elle après son élection en novembre 2006, tout en réclamant plus de solidarité.
Mise en réseau des experts
Premier acte de cette solidarité, l'OMS a adopté, après plus de dix ans de négociations, un nouveau Règlement sanitaire international (RSI). L'ancien règlement se limitait à trois maladies : fièvre jaune, peste et choléra, et misait sur la quarantaine, la méthode utilisée du temps du télégraphe et des voyages au long cours. « Avec le nouveau RSI, entré en vigueur en 2007, on a enfin changé de siècle », explique le docteur Fernando Gonzales Martin, juriste à l'OMS.
Ce règlement donne jusqu'à 2012 aux Etats pour se doter d'outils de détection des risques, autorise l'OMS à utiliser non seulement les informations officielles délivrées par les services de santé gouvernementaux, mais aussi celles d'autres sources (ONG, médias, religieux, médecins…), et fait obligation aux Etats de signaler tout événement anormal. Il confère à l'OMS l'autorité pour décréter quand existe une urgence de santé publique de portée internationale, et comment y répondre. En outre, à l'inverse des traités internationaux, qui doivent être ratifiés par les gouvernements, il s'impose de droit aux 193 Etats membres de l'OMS. « Le RSI, cadre juridique de l'action de l'OMS pour lutter contre la propagation des maladies, est important pour la surveillance, la riposte, mais aussi l'économie, commente le docteur Gonzales Martin. Il empêche d'utiliser un prétexte de santé pour décréter des embargos sur le commerce international de produits ou le transport de voyageurs sans l'avis de l'OMS. » Ainsi l'Organisation a par exemple estimé qu'il n'était pas nécessaire de restreindre les transports aériens à destination du Mexique, pays fortement touché par le virus H1N1, mais elle aurait pu le faire si elle l'avait jugé utile.
Dotée d'un cadre juridique clair, l'OMS n'a en revanche aucun moyen : elle ne détient ni laboratoire ni institut de recherche. Sa force, elle la tient de la mise en réseau d'experts. « L'OMS avait d'abord monté un service d'intelligence économique sur la surveillance de la santé avec les Canadiens, mais très vite tous les services de veille sanitaire, comme en France l'INVS, ont compris la nécessité d'un cadre global de coordination », explique l'Irlandais Patrick Drury, manager du Goarn, le réseau mondial d'alerte et d'action en cas de pandémie, créé en 2000. Le Goarn rassemble quelque 140 instituts (agences onusiennes, hôpitaux, instituts de recherche, ONG, etc.) dans le monde, prêts à se mobiliser en cas de crise. « Dès que nous sommes informés d'une alerte épidémique quelque part, nous envoyons un message dans le réseau du Goarn, en précisant si nous avons besoin de l'aide d'un expert en santé publique ou de tels ou tels spécialistes pour aller sur le terrain. C'est ainsi, par exemple, que lors de la dernière épidémie de choléra au Zimbabwe, l'Institut de recherche sur le choléra du Bangladesh a pu déployer sur place six de ses collaborateurs à la suite d'une alerte. » Depuis la constitution de ce réseau, 120 missions ont ainsi eu lieu. Une solidarité médicale qui fonctionne : « Nous avons toujours trouvé des volontaires », confirme Patrick Drury.
Depuis le début de la crise, le docteur Marie-Paule Kieny, directrice de l'initiative pour la recherche sur les vaccins, est devenue une habituée du studio de télévision de l'OMS à Genève, où elle tient des conférences de presse virtuelles régulières : plus de 300 journalistes du monde entier sont inscrits sur Internet pour suivre ses prestations. Transparence, informations, l'OMS organise sans cesse de telles téléconférences. Marie-Paule Kieny passe en revue les stratégies à adopter pour la distribution des vaccins, réplique à la polémique née sur les adjuvants, répète qu'en dépit des recherches menées, il est toujours trop tôt pour tirer un enseignement des décès enregistrés afin de déterminer qui sont les populations les plus sensibles à vacciner en priorité.
Révolution des rôles
Elle rappelle que les Etats sont responsables de leurs politiques de santé, même si deux fois par an, en février pour l'hémisphère Nord et en septembre pour l'hémisphère Sud, c'est l'OMS qui réunit les experts de la grippe afin de définir les caractéristiques des vaccins contre la grippe saisonnière. Et c'est encore elle qui doit veiller à l'équité dans l'accès aux vaccins. Ce qui n'est pas facile, surtout lorsque certains pays riches achètent des doses supérieures à leur population. « Les campagnes de vaccination démarrent tout juste. Il n'y a pas encore d'inégalité. Mais il nous faut veiller et négocier dur avec les fabricants pour obtenir un stock minimal à distribuer aux plus démunis. Sanofi-Aventis s'est par exemple engagé à nous garantir 10 % de sa production », explique le docteur Kieny. Pour les Etats du Sud, aucun doute, l'OMS est un rempart pour assurer un minimum de solidarité.
Avec ce dispositif, une pandémie pourrait-elle encore passer inaperçue ? En fait-on trop ? A-t-on basculé dans l'application d'un principe de précaution hystérique ? A Genève, personne n'a envie d'enfourcher ce débat : « S'il y a peu de victimes, on nous dira qu'on a hurlé au loup, mais, pour nous, ce sera la preuve de notre réussite », explique Gregory Hartl. Aurait-on entendu parler du virus H1N1 s'il était apparu pour la première fois dans un pays dont le système de santé est totalement défaillant ? « Les premiers cas se seraient sans doute confondus avec le paludisme par exemple, et l'alerte aurait pris davantage de temps, mais le virus aurait été détecté tôt ou tard », estime Patrick Drury. L'OMS, autrefois tranquillement assise sur son rôle normatif (classification des maladies, définition de la liste des médicaments essentiels, collectes de statistiques) doit aujourd'hui piloter à vue, au jour le jour, en fonction du flot continu d'informations qui lui parvient. Une révolution nécessaire pour veiller à la santé publique mondiale.