Deux mots sont apparus au XVIIIe siècle pour caractériser ce qu'on appelait auparavant catarrhe épidémique : follette et grippe. Follette elle l'est, car imprévisible, prenant tout le monde à contre-pied, arrivant là où on ne l'attend pas, et se dérobant quand on s'apprête à lui faire face. Grippe, car elle agrippe des populations par millions, brusquement, brutalement, les met à l'épreuve et, soudain, s'en va.
L'histoire des pandémies grippales est toujours la même du point de vue temporel : elle s'abat à la façon d'un tsunami. Elle ne s'inscrit pas dans la durée comme le sida. En quelques semaines tout est joué. Tout au plus peut-elle parfois revenir une deuxième, voire une troisième fois.
La grippe touche par millions et tue par milliers. Elle épargne donc l'essentiel des malades mais, vu leur grand nombre, elle fait plus de morts que toute autre maladie.
Se préparer à une pandémie grippale est particulièrement difficile car, à la différence de la grippe saisonnière qui touche essentiellement les enfants et tue principalement les sujets âgés, les cibles en ont été différentes à chaque fois. Elle a tué principalement les adultes jeunes et surtout les vieillards en 1889-1890 ; les moins de 5 ans, les sujets en bonne santé âgés de 15 à 45 ans et les plus de 65 ans en 1918 (courbe en W) ; les enfants et les sujets âgés, en 1957, et seulement ces derniers en 1968.
Savoir quelles sont les populations prioritaires (traitements et vaccins) dépend donc de l'appréciation qu'on a des catégories qui semblent vulnérables, qui ont changé à chaque pandémie. L'actuelle grippe A (H1N1) mutante nord-américaine fond sur la planète d'une façon qui semble impossible à arrêter. Elle a généralement un caractère bénin et touche principalement les moins de 20 ans. Il y a toutefois des morts, et ces derniers sont plus nombreux que ceux recensés par l'OMS, ainsi que le montrent les expériences mexicaine et québécoise. La grippe tue, et c'est inhabituel, par pneumonie virale et non microbienne, et ceux qui meurent ont en grande majorité entre 15 et 60 ans. Elle semble plus sévère sur certains terrains : grossesse, asthme, obésité morbide.
Surtout, elle exerce une contrainte significative sur le système de santé avec 5 à 10 % d'hospitalisations en Amérique du Nord, dont une partie en réanimation. On imagine ce que cela signifierait si elle frappait (ce que tout le monde craint et ce que le gouvernement doit anticiper) par millions et non par milliers.
L'expérience mexicaine a montré que, lors de l'émergence du nouveau virus sur les malades présentant une grippe clinique, seuls 21 % étaient atteints par le mutant A (H1N1). Ce qui implique que si on soignait tout le monde par le Tamiflu, ce serait en pure perte quatre fois sur cinq. Et cette proportion est de l'ordre de ce qui est constaté lors des grippes saisonnières.
Si, à l'automne, arrivent soudain des millions de malades, sur quels critères pourra-t-on savoir que tel patient vu en urgence est porteur du virus ? Il n'y a à ce jour pas de test permettant, dans ces conditions, de le savoir. Donnera-t-on du Tamiflu à tout le monde au risque de le gaspiller, voire de faire émerger des souches résistantes ? Si on en donne à l'un et pas à l'autre, sur quels critères sera fait le choix ? Comment hospitalisera-t-on les malades s'il n'y a plus de lits disponibles ? Que devront faire les médecins si chacun d'entre eux reçoit simultanément des dizaines d'appels au secours ? Quelle devra être l'attitude des malades et surtout de leurs proches ?
Ce sont quelques-unes des questions auxquelles il faudra que des réponses aient été apportées avant l'arrivée éventuelle de la maladie.
Aujourd'hui, le corps médical est démobilisé. Un grand nombre de ses membres, écœurés par l'attitude de la ministre de la santé lors de la loi hospitalière, et déroutés par la succession de circulaires administratives contradictoires, se sont retirés sur l'Aventin.
Croire qu'il suffira d'envoyer quelques directives concoctées par les experts, par ailleurs excellents, de la direction générale de la santé (DGS) et de l'Institut national de veille sanitaire (InVS) pour que tout se mette en ordre serait une erreur grave. Les décisions médicales sont prises en fonction de ce que respecte le corps médical, c'est-à-dire les avis et recommandations des sociétés scientifiques, des organismes d'enseignement post-universitaires et des organisations représentatives.
Si on veut que l'ensemble des médecins, et avec eux, des autres soignants aient une attitude commune, encore faut-il les consulter, et tenir compte de leur avis. Si une pandémie grippale frappe notre pays, il sera indispensable que gouvernement, soignants et opinion publique soient en accord et que la confiance règne entre eux.
Penser qu'il suffit de disposer d'un tas de vaccins et de Tamiflu et de s'installer comme Onc' Picsou dans son coffre pour les compter et recompter est une ineptie. Il est urgent et indispensable que le gouvernement réunisse sociétés scientifiques, organisations professionnelles et syndicales, afin que l'ensemble des soignants, médecins, infirmières et autres participent à l'élaboration des décisions afin d'en être solidaires et d'assurer ainsi leur mise en œuvre.