dimanche 10 janvier 2010

Lutte anti-grippe A : "Un échec du catastrophisme"

Bien que le gouvernement ait massivement communiqué sur la nécessité de se faire immuniser contre la grippe A (H1N1), la France est un des pays d'Europe où la vaccination volontaire a rencontré le moins de succès (moins de 10 % de la population totale) par rapport à l'objectif visé. Anthropologue au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et spécialiste des crises sanitaires dues aux maladies d'origine animale, Frédéric Keck commente ce paradoxe.

La campagne de vaccination contre le virus A (H1N1) peut être considérée comme un échec. Comment l'expliquez-vous ?

Cet échec peut être imputé à diverses causes, la plus importante étant que ce virus, considéré comme potentiellement dangereux lors de son émergence, s'est finalement révélé peu virulent. A cela s'ajoutent au moins deux singularités de notre politique nationale.
La première est d'avoir, en achetant massivement des doses de vaccin, joué à fond la carte du principe de précaution : c'est une conséquence du traumatisme créé par l'affaire du sang contaminé, qui pousse désormais les pouvoirs publics, lors d'une crise sanitaire, à prendre le minimum de risques.
La seconde vient de ce que nous sommes un des rares pays à ne pas parler de grippe porcine, mais de grippe A. C'est-à-dire à avoir supprimé dans sa nomination même, en partie sans doute sous la pression des éleveurs qui craignaient une baisse de la consommation de viande de porc, l'origine animale de la maladie.

"Porcine" ou "A", est-ce si important ?

En termes de communication, c'est essentiel. Tant qu'on employait le mot "porcine", on savait pourquoi ce virus faisait peur : parce qu'il était d'origine animale, nouveau et inconnu. En devenant "A", il s'est mis à ressembler à n'importe quel virus grippal. D'autant plus que, dans le même temps, les politiques comme les médias ont cessé de rappeler qu'il s'agissait d'un nouveau virus, et que c'était pour cela qu'il fallait prendre des mesures de vaccination exceptionnelles. Ils ont communiqué sur le mode de l'action, pas sur celui de la rationalité scientifique.

Voyez-vous d'autres raisons aux réticences des Français à se faire vacciner ?

Plusieurs. L'absence criante de médiation, tout d'abord. Cette campagne a été menée dans un face-à-face entre l'Etat et l'individu, sans que ce dernier soit aidé par aucun intermédiaire pour prendre une décision.
Ni par les médecins généralistes, qui n'ont pas été impliqués et auraient pu recommander la vaccination, ni par les parlementaires, qui auraient pu contrôler l'investissement de l'Etat, ni par les experts, qui auraient pu expliquer pourquoi l'Organisation mondiale de la santé (OMS) avait lancé un tel signal d'alarme. L'organisation de la vaccination ensuite. Cette campagne a été menée sur le mode militaire, selon une mobilisation à l'ancienne telle qu'on la concevait au temps de Pasteur : une guerre déclarée contre un virus clairement identifié comme l'ennemi dont il faut se débarrasser. Or, la situation a changé. Du fait de l'intensification des relations entre les humains et les animaux, que les animaux circulent plus vite qu'ils ne l'ont jamais fait, on assiste désormais à l'apparition régulière de nouvelles maladies infectieuses, produites par de nouveaux virus que l'on ne pourra plus éliminer totalement. Dès lors, la vaccination n'apparaît plus comme un moyen de se débarrasser de l'ennemi, mais comme une façon d'instaurer un rapport équilibré avec lui. Mais ce message n'a pas été clairement envoyé à la population.

On en revient donc, une fois encore, à un problème de communication ?

Quand on dit aux citoyens : "On agit parce que c'est grave, mais rien n'est grave puisqu'on agit", il ne faut pas oublier d'expliquer ce qui est grave.
Les enjeux réels de la vaccination, dont tous les experts s'accordaient à dire qu'elle était préférable, compte tenu de l'incertitude inhérente à la nouveauté de ce virus, n'ont pas été assez expliqués. On n'a pas assez fait valoir que se faire vacciner, c'était contribuer à limiter la propagation du virus dans la population humaine - autrement dit, faire acte d'écologie sociale. Du point de vue de la rationalité des experts, tout a parfaitement fonctionné ; la seule chose qui a manqué, c'est la mobilisation des citoyens. C'est vraiment un échec de la participation, de la démocratie sanitaire.

Dans le cadre de vos recherches, vous avez mené à l'automne plusieurs dizaines d'entretiens avec le personnel d'un centre hospitalier invité à se faire vacciner contre la grippe A (H1N1). Quels enseignements en avez-vous tirés ?

Je voulais comprendre la motivation des médecins, infirmiers et aides-soignants qui allaient se faire vacciner avant la population générale. Comprendre comment ces professionnels, qui possédaient a priori la meilleure information sur le virus et ses traitements, aboutissaient à prendre, à un moment donné, une décision pour eux-mêmes. C'est cette délibération que j'ai tenté de retracer. Parmi le personnel médical acceptant la vaccination, j'ai trouvé trois typologies différentes : ceux qui le faisaient pour donner l'exemple, ceux qui le faisaient pour leurs enfants, et ceux qui se considéraient comme des cobayes chargés de vérifier l'innocuité du vaccin. Etrangement, presqu'aucune de ces personnes ne m'a dit s'être fait vacciner pour se protéger elle-même... On m'a en revanche souvent exprimé le sentiment d'être tout petit face aux grands intérêts pharmaceutiques, et une lassitude causée par l'injonction de se vacciner pour maintenir la continuité de l'activité en cas de pandémie. Dans un contexte de réduction des budgets des hôpitaux, la vaccination apparaissait comme une contrainte supplémentaire.

La vache folle, la grippe aviaire, maintenant la grippe A : l'échec de cette campagne de vaccination ne témoigne-t-elle pas aussi d'une certaine lassitude des citoyens vis-à-vis de ces menaces sanitaires ?

Cet échec, c'est vrai, est aussi un échec du catastrophisme, que l'on peut d'ailleurs comparer avec celui du sommet de Copenhague. Que l'on parle d'une pandémie de grippe d'origine animale ou du réchauffement climatique, de quoi s'agit-il, en effet ? D'une catastrophe possible, sur laquelle un grand nombre d'experts se sont mis d'accord, dans laquelle sont impliquées des instances internationales, mais qui réclame pour être combattue un changement de comportement des citoyens. Changement que les gens n'ont pas forcément envie de faire. Entre la prévision d'une catastrophe complètement virtuelle et la vie quotidienne, faite de routine et d'habitude, il y a une rupture. Et pour combler cette rupture, il faut beaucoup de médiation et de pédagogie.

Vous êtes-vous fait vacciner ?

Oui. C'est une mesure d'autant plus justifiée à mes yeux, notamment pour les jeunes, que cette vaccination peut protéger du virus A (H1N1) pendant plusieurs années. Et que ce virus, on le sait désormais, sera encore là dans notre avenir proche.